Compte rendu du Grignotage littéraire des Escales de Binic

21 décembre 2017 au Nord/Sud

 

Invitée : Jany Testanière, sur l’œuvre de Umberto Eco

 

 

Jany Testanière a soutenu en 2013 une thèse de doctorat, intitulée :

 

HISTORIA IN FABULA

Sources et fonctions de la métafiction historiographique dans

Baudolino

L’isola del giorno prima

La misteriosa fiamma della regina Loana

d’Umberto Eco.

 

Le texte de cette thèse de doctorat, présentée auprès de l’Université d’Aix-Marseille, Centre Aixois d’Études Romanes, est consultable sur internet. Vous trouverez un lien en fin de compte rendu.

 

 

La soirée a débuté sur les notes de la bande son du film Le Nom de la rose, que Jean-Jacques Annaud a réalisé en 1986 sur la base du roman éponyme écrit par Umberto Eco.

Puis, un court extrait de ce roman nous a été lu, pour nous familiariser avec les constantes du travail d’Eco : lecture des indices, lecture des signes. Ne pas oublier qu’avant de se faire connaître comme romancier, et parallèlement à cette activité, Umberto Eco a publié de nombreux travaux universitaires dans les domaines de la sémiotique, l’esthétique médiévale, la linguistique, la philosophie, la communication de masse.

Jany Testanière s’est toujours intéressée à son travail, à ses écrits, à la sémiotique et à la linguistique. Après une carrière dans l’enseignement, elle a repris des études de lettres au moment de prendre sa retraite et a été orientée par un de ses professeurs vers l’œuvre d’Eco pour approfondir un intérêt déjà très important : c’est ainsi que le travail sur la thèse de doctorat a pu débuter.

Le sujet étant a priori tellement vaste, il fallait trouver un fil conducteur pour mener les recherches, et ce fut l’Histoire. L’Histoire, comme un fil directeur à tirer et dérouler pour s’y retrouver dans une œuvre foisonnante, vaste et variée.

Si foisonnante, vaste et variée, formant dans les divers sujets abordés des sortes de labyrinthes en réseau, se croisant, se recoupant, renvoyant sans cesse le lecteur vers de nouvelles recherches, que l’image spontanément venue à Jany Testanière fut celle du costume d’Arlequin.

Pour sa thèse de doctorat, Jany a choisi d’étudier trois romans : Baudolino, La Mystérieuse Flamme de la reine Loana, et L’Île du jour d’avant.

Umberto Eco est né en 1932, et a donc connu la période de la 2e guerre mondiale. Son grand-père, typographe, a été victime du fascisme. Son père était fonctionnaire.

Durant la guerre, il a fui la ville pour se réfugier à la campagne, où il a eu l’occasion d’aider les maquisards.

Umberto Eco a toujours été extrêmement discret sur sa vie personnelle. Il semblerait que La Mystérieuse Flamme de la reine Loana soit le seul roman dans lequel il se soit quelque peu dévoilé : c’est son roman le plus autobiographique. Il y raconte toute une période historique, celle de son enfance et de la guerre, et parle de sa culture d’enfant. De l’importance des chansons dans la culture populaire de l’Italie en guerre, chansons qui contournaient habilement les contraintes de la censure fasciste. De l’importance des bandes dessinées et journaux américains, que lisait beaucoup le jeune Umberto Eco, et que Mussolini fit interdire pour les remplacer par des sortes de plagiats en vue de propagande fasciste. Le roman est une mine de renseignements sur l’Italie de cette période, comme le sont tous les romans d’Eco pour une période donnée.

Baudolino sur l’Italie du Moyen-âge (XIIe siècle)

Le Nom de la rose (XIVe siècle)

L’Île du jour d’avant (XVIIe siècle)

On peut noter cependant une prédilection d’Eco pour le Moyen-âge.

Le Nom de la rose est son roman le plus célèbre, il a connu un succès mondial, amplifié par le succès du film. Umberto Eco en était contrarié, car selon lui le succès induisait une certaine attente que le public pourrait avoir de ses ouvrages suivants, alors qu’il voulait rester totalement libre d’aller là où on ne l’attendait pas.

Il s’agit d’un roman policier historique et, bien que ce genre existait bien évidemment déjà, Eco a modifié la façon de l’aborder et, en ce sens, a fait figure de précurseur. Quand on lui demanda quel était le point de départ de l’écriture du roman, Eco répondit : « Je voulais tuer un moine ! » On sait qu’il en tua plusieurs.

 Sa méthode d’écriture était des plus précises, très fouillée. Il se servait de croquis, de dessins, de plans, il prenait beaucoup de soin par exemple à calculer le temps que prenait Guillaume de Baskerville à se déplacer dans l’abbaye. Il s’agissait de créer un monde de fiction qui soit possible, et pour cela, le travail était extrêmement détaillé.

L’écriture de L’Île du jour d’avant lui a demandé dix années de travail. Il considérait qu’à la fin de ce travail, il était temps de laisser tomber son « jouet » qui appartenait alors au lecteur.

Eco n’hésitait pas à mettre en garde ses admirateurs sur les limites de l’interprétation - c’est le titre de l’un de ses livres - et invitait ses lecteurs à ne pas inventer, à ne pas dépasser les intentions de l’auteur. Il refusait d’aider les thésards qui travaillaient sur ses romans.

Il ne considérait pas qu’un auteur doive bercer ses lecteurs, tout au contraire il souhaitait obséder les siens : leur proposer des pistes de recherches à suivre, des références, les inciter à chercher ailleurs, toujours plus loin, leur donner envie d’explorer, d’étudier, de s’informer par eux-mêmes. Il était d’une érudition phénoménale, encyclopédique, une bibliothèque à lui tout seul, à l’instar d’un autre auteur qu’il admirait beaucoup et dont nous avons parlé récemment : Jorge Luis Borges. Comme ce dernier, Eco proposait à ses lecteurs d’aller de découvertes en découvertes dans des domaines très variés. Le lecteur peut se sentir dépassé dans un premier temps puis fasciné par ce questionnement permanent qui lui est proposé.

Eco se sert des faits, des événements pour faire apparaître une réalité. Il se sert de personnages historiques réels, les insère dans ses romans pour mieux jouer avec ses lecteurs. Il aime et se sert volontiers des ekphrasis dans ses romans : Jany Testanière nous en a lu quelques uns : ce sont des descriptions de tableaux qui trouvent naturellement leur place dans le texte des romans, sans que ce soit spécifié par l’auteur, et on peut s’amuser à les rechercher et les reconnaître.

En bon sémiologue, Eco se proposait d’ouvrir la réflexion de ses lecteurs sur les mots, les gestes, les lettres, la langue elle-même (La Recherche de la langue parfaite : genèse, historique de la langue et de son usage).

"Flair sémiologique" (c'est une expression qu'il emprunte à Roland Barthes et il en donne sa propre définition ) : "Cette capacité que chacun de nous devrait avoir à saisir du sens là où on serait tenté de ne voir que des faits, d'identifier des messages là où on serait tenté de ne voir que des gestes, de subodorer des signes là où il serait plus commode de ne reconnaître que des choses."

Umberto Eco avait un rôle d’éveilleur. Il écrivait une chronique hebdomadaire sur des faits de société dans le grand journal italien La Reppublica, et considérait cela comme un devoir politique. Il pensait nécessaire d’adopter un soupçon permanent face au discours dominant. Chroniqueur à la radio et à la télévision lui-même, il portait un regard critique sur les médias, largement dominés par le rouleau compresseur de la pensée que pouvait représenter l’empire Berlusconi.

Lire les signes et donner du sens : ne pas se laisser leurrer. Tel pourrait être le leitmotiv de l’auteur du Pendule de Foucault. Roman touffu dont il disait qu’il était d’un réalisme forcené et n’y avait rien inventé. Eco était fasciné par les complots et les faux de l’Histoire mais bien évidemment, pour mieux les dénoncer.

Eco disait, et l’actualité ne fait que lui donner raison, qu’il existe une guerre du faux, que nous avons été, et sommes victimes d’histoires qui ont été inventées, et que nous croyons toujours. Il a été un inlassable chercheur de vérité, voulant alerter ses lecteurs, et les inciter à plus de vigilance. Pour cela il s’est servi de très nombreuses références historiques, depuis l’histoire des Templiers, aux rumeurs concernant une prétendue fausse exécution de Mussolini, jusqu’aux Protocoles des Sages de Sion, livre paru en 1901 et devenu aujourd’hui tout à la fois une figure emblématique de l'antisémitisme et de la falsification.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Protocoles_des_Sages_de_Sion

 Face à ce qu’il dénonce comme des secrets vides, des croyances aveugles, des rumeurs exacerbées de nos jours par l’usage des réseaux sociaux, Umberto Eco ne cessait d’en appeler à l’esprit critique, à la recherche de l’information, il jouait un rôle d’éveilleur de conscience.

Le Pendule de Foucault est le roman-source qui avait la préférence de son auteur. Il procède d’une mise en abyme, à l’intérieur du roman, mais aussi d’un roman à l’autre. Les livres parlent entre eux, les textes parlent entre eux : derrière les textes, il y a autre chose, à découvrir. C’est un emboîtement de textes, à l’infini : une mise en abyme. Il est nécessaire de développer un discernement suffisant pour lire les signes, les gestes, les mots, et être capable de ne pas se laisser manipuler par les faux, les rumeurs.

Parmi les rumeurs célèbres qui ont leurré leur monde pendant des siècles, Umberto Eco traite aussi la fameuse histoire du Prêtre Jean :

http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/25/le-royaume-du-pretre-jean-plus-grosse-fake-news-du-moyen-age_5205656_4355770.html

Dans le roman L’Île du jour d’avant sont contées les péripéties qui ont amené à la découverte de la longitude. Au XVIIe siècle, la France, l’Angleterre et les Pays-Bas cherchaient de nouveaux territoires. L’exploration maritime avait besoin de fiabilité. Si les méridiens étaient déjà connus, la longitude restait à découvrir. Et ce sont les péripéties passionnantes qui mèneront à cette découverte qu’Umberto Eco nous expose dans ce roman. Mais comme toujours, bien plus encore. Car chacun de ses romans est un labyrinthe en réseau, une « sémiosphère », chacun des chemins empruntés aboutissant à un nœud, qui renvoie lui-même à un autre nœud, un réseau donc, dont on n’est pas sûr de pouvoir sortir.

Umberto Eco est à l’origine de la création de l’association Transcultura :

http://transcultura.org/ dont le but est de favoriser l’acceptation des différences entre les peuples, que l’on cesse de juger les autres à partir de sa propre représentation du monde. Cette association organise des formations, des colloques et des séminaires.

 

 

Pour aller plus loin :

 

https://fr.wikipedia.org/wiki/Umberto_Eco

https://www.babelio.com/auteur/Umberto-Eco/2529

http://docplayer.fr/35294269-These-de-doctorat-discipline-italien-presentee-par-madame-jacqueline-testaniere.html

 http://etudesromanes.revues.org/1056 : communication sur "l'ekphrasis dans l'oeuvre narrative d'Umberto Eco" par Jacqueline Testanière.

 

Un grand merci à Jany Testanière pour avoir partagé avec nous sa passion pour cet auteur majeur de la littérature et plus largement de la pensée contemporaine.

Merci aux fidèles grignoteurs pour leur présence et leur participation.

Rendez-vous le 25 janvier prochain au Benhuyc pour une rencontre avec Elisabeth Horem.

 

                                                      Corinne Dirmeikis

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