Compte rendu du Grignotage littéraire des Escales de Binic

le jeudi 28 septembre 2017

au Vacanciel de Binic

Une soirée en compagnie de Luis Mizón, poète né au Chili en 1942.

 

C’est tout un parcours de vie et un chemin d’écriture étroitement mêlés que nous avons évoqués avec Luis tout au long de la soirée.

Depuis les premiers poèmes de jeunesse publiés au Chili, puis la rencontre en France de Roger Caillois, traducteur avec Claude Couffon  de Poèmes du Sud et autres poèmes,  édition bilingue parue chez Gallimard, coll. Du monde entier :

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Du-monde-entier/Poeme-du-Sud-et-autres-poemes

jusqu’aux  publications les plus récentes, comme Mata ki te rangi ou encore Le soudeur de murmures.

Luis a voulu commencer les lectures par un extrait de Poèmes du Sud, paru une première fois au Chili à compte d’auteur avant d’être remarqué en France par Roger Caillois.

Ce texte représente pour Luis le poème du passage à la reconnaissance du statut d’écrivain.

« En Europe, ma poésie eut la chance extraordinaire d’être traduite, publiée et rapidement reconnue dans des cercles très habitués à la lecture de la poésie, et qui n’admettent pas la moindre pression, que ce soit d’ordre politique, économique ou autre, venant du Chili ou des États-Unis ». (entretien avec Felipe Gonzales)

À propos des premiers pas d’écrivain et de l’imitation :

« C’est avec Federico Garcia Lorca que j’ai rencontré pour la première fois la grande poésie contemporaine et je crois que ma réaction fut la bonne. Je suis passé de l’admiration à une imitation plus ou moins consciente. Dans cette sage assemblée, je crois que l’on respectera cette antique tradition de l’imitation, qui d’autre part sert d’antidote à l’imitation involontaire. Un certain contrôle de l’imitation m’a servi plus tard à me débarrasser de Neruda, de Rilke, de Lorca et de Saint-John Perse. » (extrait d’une conférence donnée à la Sorbonne en 2014)

Nous avons également lu des extraits de :

Chronique du blanc,

Dans le grand silence indigo,

Poèmes d’eau et de lumière,

Mata ki te rangi,

Le soudeur de murmures,

extraits lus en français et en espagnol.

Nous avons évoqué, forcément, l’exil que Luis a vécu après le coup d’état militaire (1973) qui a marqué l’histoire du Chili. Cette évocation, vous la retrouverez de façon fulgurante dans le texte La passerelle du Donizetti, dont nous avons lu quelques extraits au cours de la soirée, et que je vous ai fait parvenir dans un précédent courrier.

À propos de l’exil : «  Il existe un passage fluide entre le présent et la mémoire, qui est très onirique et on perçoit dans un même temps une atmosphère de nostalgie bienfaisante et une représentation lugubre, angoissante du lieu d’origine (Valparaiso). Mais il faudrait ajouter : angoissante et enrichissante dans un même temps. » (entretien avec Felipe Gonzales)

À propos du Sud chilien : « Je crois que tout se résume au final, au Sud, à l’expérience chilienne de la terre et l’expérience de l’histoire, les deux choses. C’est une terre et une histoire qui sont violentes. Cette violence a fait que tant la terre que l’histoire se dissimulent, ce qui est le propre d’une scène de violence. Donc, ceci parcourt d’une autre façon le sentier de mes livres : sous la forme d’un silence quasi inaccessible, ou d’une réalité apparemment accessible mais comme pourraient le faire des enfants qui écoutent dans le silence de la nuit, attentifs à tous les bruits qui peuvent se produire, car ils peuvent vouloir dire quelque chose. Un mélange de peur et d’étonnement. Je les ai réunis dans  Poèmes du Sud, avec le mot Sud. En réalité, cela a généré un malentendu car le Sud en Europe n’est pas notre Sud ; quand les Européens pensent à leur Sud, ils pensent à un Sud ensoleillé, avec des gens qui rient tout le temps, qui chantent, etc. Je ne dis pas que nous, nous sommes tristes, mais notre Sud est beaucoup plus silencieux et moins ensoleillé. Il y a pourtant des éléments communs. Notre Sud ressemble plutôt à la Norvège ou au monde nordique, mais, malgré cela, c’est comme si le mot Sud pouvait intégrer à l’intérieur de notre Sud froid le même sentiment de Sud européen. Et surtout par rapport à l’histoire. Nos histoires sont semblables ; les Sud s’unissent par rapport à l’histoire bien qu’ils possèdent des climats différents : la résistance, une certaine souffrance née d’une histoire douloureuse. Et de plus, le Sud est une périphérie, ce n’est pas un centre, et nous sommes toujours sur une limite, dans une limite extrême y compris à propos de la connaissance. (…) (entretien avec Felipe Gonzales)

À propos de la poésie : « À la base de la poésie est l’expérience ».  Expériences fondatrices des sensations vécues dans l’enfance, et pour Luis la beauté et la violence des paysages du Chili : la lumière, les reflets sur la mer, les montagnes hautes comme des murs infranchissables, les tremblements de terre fréquents, le danger, violence et beauté mêlées.

À propos de l’île de Pâques : l’île de Pâques possède la même histoire que l’Amérique latine, mais en réduction. Elle a souffert de l’esclavage dans de vastes proportions, mais c’est une réalité qui a été largement occultée. Depuis les années 1920, l’île a été un lieu d’exil pour les prisonniers politiques chiliens. Ce fut un lieu de culture dont on ne sait plus rien. Les tablettes gravées de l’île de Pâques ont été disséminées dans le monde entier, souvent par les missionnaires, accélérant le processus d’oubli. Le langage propre à cette île, ses signes, ses statues, sont désormais indéchiffrables.

Luis a découvert cette île vers l’âge de 20 ans car son oncle assurait par bateau l’unique liaison annuelle qui existait alors. Le courrier était acheminé dans l’île une fois par an … Une lettre attendait sa réponse pendant tout ce temps : c’était avant les réseaux sociaux. Lieu d’exploration inouï pour le jeune poète, qui n’a eu de cesse d’y retourner. Un de ses derniers recueils poétiques lui est consacré : Mata ki te rangi.

À propos de la traduction : Luis écrit désormais directement en français car, dit-il : expérience française, écriture française. Il lui arrive de traduire ses textes en espagnol pour la publication dans les pays hispanophones. La langue est un masque psychologique. Elle véhicule une expérience qui peut être dite dans une langue mais pas forcément dans une autre.

Pour autant, tout est traduisible, mais… pas par tous. La traduction est le résultat du travail du traducteur lorsqu’il ne traduit pas ! Tout l’art du traducteur est de faire comprendre en évoquant, les détails, les images, mais en se gardant du mot à mot.

Il existe de nombreuses approches possibles, la perspective historique de la traduction de telle ou telle œuvre majeure révèle tout un éventail de choix possibles, marqués par l’époque et/ou la personnalité du traducteur. On peut voir cette profusion de possibilités comme un faisceau lumineux, éclairant une scène de théâtre de telle ou telle manière. Mais le drame qui se joue sur scène, lui, est toujours le même. Et peut donc être compris et partagé, quelque soit l’éclairage. Il peut être risqué de penser qu’il existe des textes intraduisibles, risque d’enfermement, de protection d’un entre soi.  Luis nous rappelle que la traduction nous offre l’accès à des pans vertigineux de la littérature mondiale. Elle est un rouage essentiel de la connaissance et de la culture. Les pays d’Amérique latine, et notamment le Mexique, ont une grande culture de la traduction, très en avance par rapport à la France.

Une discussion très animée sur le sujet de la traduction a suivi ces réflexions, d’autres sujets ont été évoqués aussi et notamment l’écriture poétique comparativement à l’écriture romanesque. La prise de notes parfois bien défaillante de la rédactrice de ces quelques lignes soulignera si besoin est la supériorité de la présence physique et de la participation à nos grignotages, par rapport à la lecture de ces compte rendus forcément parcellaires…

Tous mes remerciements à notre invité Luis Mizón pour sa participation enthousiaste et la belle générosité dont il a fait preuve envers ses lecteurs binicais, à vous chers participants fidèles, et à nos hôtes du Vacanciel qui nous régalent infailliblement.

Prochain rendez-vous jeudi 12 octobre à 19 h 30 au Benhuyc avec Vassili Ollivro, artisan-conteur       

À très bientôt.

Corinne Dirmeikis

 

 

                   LA PASSERELLE DU « DONIZZETTI »

                                                          Luis Mizón

L’invitation de Jean – Pierre  Siméon et de Heidi Weiler  à participer au  « Etats provisoires du poème » m’a pris dans un tournant de ma vie d’écrivain  où  je ne sais plus si je suis un exilé, un Français, un étranger ou un Chilien.

Je sais cependant que je suis un poète. Et que  ma poésie, maintenant écrite en français, est ma maison principale.

Je profite de cette occasion pour réfléchir sur mon exil sans intention littéraire aucune, à battons rompu.

Je suis parti, voilà le fait.

Mon exil  a une date.

Le lendemain du coup militaire du 11 septembre 1973, j’ai été informé de mon expulsion comme professeur de l’Université Catholique et de l’Université du Chili à Valparaiso. Je voulais rester au Chili et j’ai passé l’année 1974 à essayer de le faire.

Je suis parti seulement le 4 octobre 1974.

Mon départ peut aussi se résumer à une image précise gardée par la lumière déjà vieille de 35 ans. Sur une photo prise par un photographe anonyme, il y a moi, ma femme Valeria et nos enfants tout petits.

Nous sommes sur la passerelle qui relie le paquebot « Donizetti » au quai du port de Valparaiso. Nous allons quitter dans un instant le Chili pour naviguer vers l’inconnu pendant un mois.

Notre port de destinée sera Cannes via le Canal de Panama. Nous devons d’abord remonter la côte de l’Amérique du Sud et ensuite traverser l’Atlantique.

Nous avons le visage soucieux. Une ombre plane sur chacun de nous. Personne ne regarde en arrière. Les enfants vont devant. Nous sommes déjà  habillés en exilés.

La passerelle du Donizetti représente  une cassure dans le temps.

Nous n’avons pas encore d’avenir et pendant longtemps notre vie restera ouverte vers le passé.

Il est bon le passé.

Je l’aime de plus en plus. Je le visite parfois avec respect et curiosité. Mais mon attirance de  touriste romantique, d’historien ou de poète n’a rien à voir avec le passé qui s’impose à l’exilé comme un labyrinthe de miroirs blessés.

Il faut l’oubli, il faut prendre distance avec tout ce qui a été et qui n’est plus pour pouvoir créer l’avenir. 

Il faut le pardon ou la « prescription ».

Je ne dirai pas qu’il faut pardonner sans jamais oublier. Je dirai plutôt qu’il faut d’abord comprendre et  après pardonner et oublier selon le cas et selon les possibilités psychologiques de chacun.

Place à la vie. Place à la jeunesse. Place à l’oubli.

Seulement pour comprendre il y a un devoir  préalable de mémoire et d’analyse. Il s’adresse à ceux qui sont directement impliqués, parfois à des poètes.

Les poètes ont avant l’écriture, une obligation d’écoute et de regard sur le monde et sur eux - mêmes.

Je m’écoute murmurer. Je me regarde dans des images qui me traversent et qui n’arriveront jamais à disparaître.

J’entends parfois derrière mon dos un bruit métallique qui ressemble à des noix qui se cassent dans les doigts de la nuit.  Les images sonores d’un rêve qui n’est pas un.

 

Devant moi il y a les rails d’un chemin de fer qui longe la mer entre Viña del Mar et Valparaiso. La nuit vient de tomber et j’entends un bruit de noix cassées dans la main d’un géant.

Je sais  que ce bruit ce sont les balles qui sont en train de se loger dans la chambre des fusils d’un peloton d’exécution qui se prépare à tirer sur mon dos. Ma bouche s’ouvre et je m’écoute murmurer. « Daniel ».

On m’attend à la maison.

C’est Noël 1973.

J’ai toujours eu une grande difficulté à  raconter la peur ou la douleur. Je ne l’ai jamais fait. J’ai peut-être eu tort.

 

Ma compréhension sera toujours incomplète car  ne sont pas les idées et les arguments qui m’intéressent le plus sinon les traces et les images que la vie a semées  en moi sans finalité et sans calcul.

La compréhension d’un poète n’est pas forcément celle d’un homme politique même si tout les deux sont des exilés.

 

L’exil est une punition.

 Personne ne peut choisir l’exil. Il y a la violence de l’histoire au départ et un acte dont l’exilé est responsable et conscient.

Je m’arrête sur la première image de mon exil.

Cette passerelle si frêle entre Valparaiso et le bateau divise le temps entre un avant et un après.

L’avant deviendra vite un lieu de plus en plus mythique, un paysage déraciné ou des images continuent à vivre. Ailleurs, dans un autre espace et dans un autre temps préservé, ailleurs, où restent les circonstances qui m’ont poussé, avec ma petite famille, sur cette passerelle.

 Mes souvenirs sont comme ces ruines parfois méconnaissables qui suivent leur propre logique. Je m’aventure dans ce territoire sauvage et je collectionne les images qui ont fait de moi un poète.

Au moment de monter sur le bateau je ne suis pas encore un poète, bien que j’écrivais des poèmes régulièrement et depuis longtemps. J’avais déjà publié quelques brochures confidentielles, mais je ne me reconnaissais pas encore publiquement comme poète. Je vivais ma poésie dans l’ombre.

 C’est Roger Caillois qui m’a dit un jour. « Arrêtez de dire que vous- êtes professeur. Vous n’êtes plus professeur. Vous êtes un poète ».

L’avant, c’est la campagne de Chillán et son volcan, un petit gong qui appelle pour le déjeuner,  les plages de Talcahuano. L’odeur d’un gros  calamar échoué. Le profil d’un grand bateau à  voile, tout blanc.

Je me suis échappé de l’école avec des copains pour aller visiter ce bateau. Nous nous approchons lentement à la rame. C’est l’ »Amiral Saldanha », bateau école de la marine du Brésil. Le capitaine nous a fait monter et nous a traité avec la plus grande courtoisie comme si nous étions des adultes. Il donne des ordres. Qu’on amène des friandises et des boissons. Qu’on nous fasse connaître le bateau. Il simule qu’il nous attendait. Il dit tout le temps a haute voix : « Les amis de mes amis sont mes amis ».

J’écrivais déjà des poèmes, des poèmes très ambitieux.

J’ai 32 ans. Je ne sais pas comment je suis devenu professeur d’histoire du droit à l’Université Catholique et d’histoire moderne à l’Université du Chili. Le deuxième professeur communiste de l’Université Catholique et les seuls spécimens de cette couleur à l’école de Droit. Le premier était Villaseca le directeur de l’école de Mécanique, le troisième Jorge Guiñez, le directeur du département de mathématiques.

 Au moment du coup militaire je dirigeais la revue de l’Université et j’étais vice-président de l’organisation de mon quartier pour palier aux problèmes d’approvisionnement.  

 Des collègues anonymes m’ont dénoncé comme  élément dangereux pour l’Université. Pendant les interrogatoires à l’Académie de Guerre je n’avais pas peur, même quand on m’a bandé les yeux avec un chiffon noir ni même quand les soldats m’ont  « aidé » à descendre en vitesse les interminables  escaliers toujours dans le noir. Je savais que les élèves de l’école de droit avaient témoigné en ma faveur. Ils avaient dit que je que ne faisais pas de  politique pendant mes cours.

Je disais aux filles que la haine sociale, le mépris, font des rides qui ne s’effacent jamais.  Une femme doit être responsable de sa beauté.

Je disais que je m’amusais comme un fou sur les camions pendant les « Travaux volontaires de l’été ».

Ces souvenirs me font toujours sourire. Il y a beaucoup des choses comiques dans les armoires d’un exilé.

Entre le quai et le bateau il y a un espace impossible à franchir en sautant. Le vrai  exil a commencé.

 

Avant ce départ forcé je n’avais pas encore quitté le Chili, ni  Talcahuano, qui veut dire « Tonnerre du Ciel » ni Valparaiso qui veut dire « Vallée du Paradis » que pour aller à la campagne tous les étés.

A la campagne de Chillán je tenais compagnie à un oncle silencieux qui aimait tailler des pierres de lave en faisant un trou au milieu, à la manière des indiens, battre le beurre dans l’eau, creuser le lit du fleuve en sortant des grosses pierres rondes, tasser avec le poids et les sabots de son cheval la terre d’un étang qu’il avait fait creuser et marcher après dîner en regardant les étoiles silencieux même si on voyait une étoile filante.

 

J’avais fait un seul voyage étrange au pays de tous les exils.

En 1962  un autre bateau, le « Pinto » me portait vers l’île de Pâques. J’avais 20 ans. Il se trouvait que mon parrain était le capitaine du seul bateau qui allait une fois par an  approvisionner l’île, laisser et prendre le courrier.

Il n’y avait pas d’aéroport. La réponse d’une lettre prenait donc un an.

 La vie avec les gens de l’île m’a laissé une empreinte indélébile. 

Avant de quitter le Chili j’avais essayé, par mes anciennes relations de l’Ecole de Droit devenues importantes dans le gouvernement militaire, de me faire envoyer en  exil à l’île de Pâques. Ma demande fut refusée.

 

A Paris dans une chambre de neuf mètres rue de Richelieu, j’écrivis

«  Passion de l’île de Pâques », j’aurais pu écrire aussi « Passion de l’exil ».

La campagne et l’île de Pâques sont restées en moi comme des demeures toujours possibles. De l’une et de l’autre j’ai gardé un objet magique qui m’a accompagné toute ma vie, une pierre de lave trouée par mon oncle ; une statue de lave, cadeau d’un roi de l’île de Pâques. Ces objets me semblent toujours entourés d’un immense silence.

Dehors j’écoute mes voisines de palier, Madame Cabane parle avec Madame du Port. En bas sur la cour Madame de Valois, notre concierge légèrement ivre fait des pas de danse.

Avant  je parlais souvent mal des voyages et j’avais tort.

Je n’avais pas encore compris que le voyage comme l’amour est un pas invisible du désir qui pousse continuellement vers l’autre, vers l’inconnu, parfois aussi vers l’invisible et l’imprévisible.

Le voyage suppose la rencontre avec  l’autre inconnu qui s’incarne.

Il y avait beaucoup d’autres inconnus comme moi sur le bateau.

Au deuxième jour de navigation même ceux qui sortaient de prison se promenaient sur le pont comme des milliardaires en vacances.

Certains avec lunettes noires, chemise tropicale, gros cigare, comme s’il y avait sur le bateau un magasin de farces et attrapes pour s’habiller.

Il y avait autour de nous la mer, des étendues de mer et de vagues.

La grande usine à nettoyer le ciel et l’âme travaillait jour et nuit en silence.

Les événements étaient les nuages, les poissons, les couchers du soleil. On remontait l’Amérique et dans tous les ports, d’autres inconnus traversaient la passerelle du Donizetti.

Tous les soirs il y avait une fête.

Au passage de l’équateur, pour le baptême de la ligne, je me  suis déguisé en arabe. Un français m’avertit alors qu’à Paris je ne pourrai pas m’habiller comme ça. Il avait les bras tatoués. Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire.

Le gagnant des concours de déguisement était un ethnologue français du nom de Chopin. Il s’était marié avec une belle indienne équatorienne, ils s’étaient déguisés en « cérémonie d’un enterrement indien »

« Ma » France était alors des images que j’avais découvertes au Chili et que je gardais dans ma mémoire, comme les pierres énigmatiques que ramassait mon oncle à la campagne.

« Tregualemu » qui veut dire « Les chiens de la forêt » est une terre qui se trouve au fond de la campagne chilienne, au fond de Chili, c'est-à-dire près de la frontière des indiens. La bas, près de la mer, dans une maison semblable a une ferme fortifiée avec plusieurs cours intérieures et des péristyles, j’avais rencontré une fois une dame très élégante qui riait seule en peignant ses long cheveux blancs. C’était  « Mademoiselle ».

 Elle était venue pour apprendre le français aux filles et au fils d’une grande famille presque disparue.

J’ignore pourquoi cette dame est restée vivre toute seule à Tregualemu car depuis longtemps il n’y avait là bas rien d’autre autour de la maison, que la nature  devenue sauvage.

Les animaux avaient des cornes pointues, les paysans ne se mariaient  plus à l’église.  Faisait-elle  son cours de français à des ombres ?

Une autre image de la France était un bronze représentant Napoléon à cheval à la bataille d’Austerlitz. Il montrait l’horloge de sa main élégante et impérieuse en me regardant. Dans cette image, il y a le son du tic-tac et l’ombre du doigt sur le mur. C’était la statue que mon grand père paternel avait ramenée de France ou il avait fait un séjour de quelques années dans l’armée. Il y avait était décoré de la légion d’honneur en 1912.J’avais lu le récit de sa décoration dans l’Illustration.

Au moment de la recevoir il avait eu un malaise que l’avait fait  hésiter comme s’il allait tomber.

 Il est mort quand mon père avait 12 ans.

J’ai toujours su que ce malaise était un message pour moi.

J’aurai voulu en savoir plus mais au musée de la légion d’honneur à Paris on n’a pas su me donner d’autres renseignements car les archives concernant les étrangers ne sont pas conservées.

Qui était mon grand père ? La question  était liée  d’une certaine manière  à la terre inconnue que je découvrais. Elle était  plus familière, plus proche qu’un autre pays.

Dans un volume du Grand Larousse, j’avais trouvé le nom d’un autre Mizon, voyageur et marin  qui s’appelait Luis comme mon père et comme moi.

Il y avait donc une racine française, un vécu français de tous ses personnages qui étaient plus au moins historiques, plus au moins fantomatiques.

A quoi  s’ajoutent les photos de mes tantes et de mon père avec d’autres lieutenants de la Baquedano, bateau - école chilien, prises au bois de Boulogne.

Francisco Coloane écrira un jour   Le Dernier mousse de la Baquedano   parce que ce grand voilier blanc était déjà un mythe avant de brûler en mer.

 

J’avais fait une demande pour aller en Angleterre, aux Etats-Unis  ou en France. Les fonctionnaires de l’Ambassade de France à Santiago ont agi plus vite et plus efficacement que les autres. Merci monsieur Bihoreau. Je vous ai rencontré, seulement une fois, à l’ambassade avant de partir. Je ne vous ai pas oublié.

Depuis le 12 septembre 1973, nous avions commencé à vendre tous les objets de la maison à des collègues et à des voisins, pour vivre.

C’était une période très dure.

J’avais donc « choisi  la France ». Bien qu’accoudé au pont du Donizetti,  je rêvais encore de la campagne de Chillán qui sentait la farine grillée, des algues et des sapins de Talcahuano, des grillons de l’île de Pâques dans les hauteurs d’Orongo et ses oiseaux taillés dans les pierres.

Jacques Lacarrière m’appellera plus tard  «  le poète pasquan ». Il avait écrit à ce sujet et nous avons eu le projet de mettre ensemble le rêve de l’île de Pâques et le rêve de Pompéi. Deux mondes ensevelis où la vie interrompue par un cataclysme continue à parler.

J’avais à Paris un ami, Armando Uribe, à qui je rendait visite régulièrement. Il se disait entre autre « Pinochetologue ». Il était et il est toujours poète. Avec lui je parlais souvent de la littérature et de l’imaginaire qui se dégageait des blessures de l’exil comme une éruption de lave.

Par ailleurs les stratégies de survie et l’utilisation du malheur  donnaient parfois lieu à une véritable picaresque.

    

Chacun gérait son exil comme il l’entendait mais je ne pouvais considérer ni le pouvoir exilé ni moi-même comme quelque chose d’héroïque. Loin de là.

L’exil, est toujours l’affaire des chercheurs de lieux de liberté. Et le paradoxe fait que l’exilé apporte avec lui, non seulement sa culture d’origine mais aussi un esprit de liberté. Ces rêves qui font aussi partie de la dynamique de sa culture.

Je ne peux donc concevoir mon exil sans une participation active à la culture qui me donne l’hospitalité.

Par malheur, avant d’arriver en France je connaissais fort peu la langue française. La faute incombe à un malheureux pacte passé avec mon copain  de banc  au Lycée.  Pendant des années, Humberto Sotomayor, devenu plus tard chef du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire, faisait mes devoirs de français et moi ses devoirs de littérature.

Pour apprendre le français, je lisais sur le pont du Donizetti une édition bilingue d’ « Exil » et « Amers » de  Saint - John Perse. J’en avais une autre de Quasimodo pour apprendre l’Italien ; Je n’apprenais  vraiment ni le français ni l’italien, mais j’apprenais d’autres choses toutes aussi importantes.

« L’exil n’est pas d’hier me disais-Je. Il n’est pas d’hier non plus le désir d’un grand poème fait de rien. » Ces mots de Saint-John Perse résonnaient en moi.

Enfin j’arrivais sur le pont du Donizetti  à une étrange solution.

Je pouvais faire ma demeure sur ce rien que je portais en moi et que je pouvais maintenant exprimer dans ma poésie qui s’apprêtait à quitter la clandestinité.

Peu de temps après avoir débarqué en France  j’écrivis « Poème du sud ».

 La dernière suite finit par le portrait de mon oncle :

18

En m’endormant je vieillis

retiré d’une guerre qui ne me concerne pas

et que j’écoute au loin

confondue avec la mer.

Je chevauche à la dérive de mon rêve

sur la terre familière et inconnue

où je suis un très jeune déserteur

couché entre les fleurs jaunes

et les grands peupliers.

19

Je suis ce que je suis

un vieillard nu qui dort

entouré d’enfants et de papillons

(la sueur de mon front les attire)

et maintenant

mon cheval sans selle et sans brides

me regarde du fleuve.

Quelque fois

rarement

mon rêve m’éveille dans ce fleuve

ange phallique de l’eau qui passe

levant les pierres

d’une maison engloutie.

Et dans chaque pierre je sens

que je donne la main à quelqu’un qui se noie.

Les enfants écoutent

assis au bord de mon rêve

une rumeur de pierre et d’eau. 

Plus de 30 ans  sont passés depuis le moment de passage de la passerelle du Donizetti évoqué ici. Je viens de finir un long poème qui s’appelle « La maison du Souffle » et voici le commencement

Le port du départ

est un rêve déraciné

écrit sur un mur

sur un livre et sur une pierre

un rêve de la parole presque inaudible d’autrui

le port d’arrivée

est peut-être un terrain vague

un lieu solitaire

gardé par la lumière de midi

puits cave forge vide

un espace oublié

où la chair du silence

entourée d’herbes folles

fleurit

gardienne de tout oubli

loin d’ici

l’exil a vieilli

et personne ne se souvient de rien

mais le terrain vague frissone

lui n’a rien oublié de ce temps-là

 

 

 

 

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